Sept réflexions sur deux chapelles

 

François NICOLAS1 (octobre 2016)

 

À Asbjørn Andresen

 

 

 

 

 

1 – Un corps rayonnant

 

 

 

 

 

L’espace de la grande chapelle du Petit séminaire est orienté vers une lumière venant du fond et opé-rant comme contrechamp d’une Croix disposée aux côtés de l’autel.

 

À y regarder de plus près – l’œil ne saisit pas du premier coup ces « détails » de grande importance – cette lumière s’avère double: au premier abord, elle est lumière du jour surgissant d’une large ou-verture verticale pratiquée dans le mur, mais cette lumière s’avère n’éclairer le au-delà de l'autel que latéralement car une ample installation vient s’interposer. Il faut alors s’approcher pour saisir qu’une vaste feuille de marbre, nervurée de nombreuses impuretés laissant sur la pierre la marque des im-menses compressions dont elle est le produit, se trouve élégamment suspendue au-dessus du sol : la feuille est suffisamment fine pour que le marbre apparaisse lumineux, ni opaque, ni translucide, mais comme illuminé de l’intérieur, si bien que la pierre (dont l’accrochage vertical tend à effacer le poids, la thématisant comme une tenture reliée aux hauteurs par son envol plutôt que charge arrimée au sol par la pesanteur) apparaît telle une source irradiante et non pas diffusante comme pourrait l’être un vitrail (qui laisse plutôt transparaître la lumière extérieure le traversant). Tout de même qu’un instrument de musique rayonne le son qu’il émet (là où un haut-parleur ne sait que le projeter dans une direction limitée), la pierre diffuse la lumière tel un corps rayonnant son énergie interne.

 

Située derrière la croix ordinaire qu’elle enchâsse de son aura, cette feuille de marbre symbolise ma-nifestement la lumière de Pâques et, plus largement, le corps lumineux du Ressuscité, ce corps glo-rieux qui est la véritable destination du corps humain, trop humain, de Jésus souffrant sur la Croix – à ce titre, on espère qu’une croix moderne, moins réaliste que la croix classique qui opère actuelle-ment, viendra compléter esthétiquement cette orientation s’il est vrai que la représentation de la Croix ne saurait viser, après la Résurrection, à reclouer le corps martyrisé de Jésus sur l’instrument de supplice (en vue d’entretenir cette culpabilité des fidèles dont Pâques, pourtant, constitue précisé-ment la libération) ; on espère donc une croix moderne qui signifie le Golgotha comme point de passage (et nullement comme station ou point d’arrêt), comme accès à ce qui compte vraiment : la Résurrection de Pâques et l’affirmation de ce Corps glorieux d’un nouveau type qui autorise que l’Église née à la Pentecôte, non à Noël, puisse être dite le « Corps du Christ ».

 

L’invention propre à cette église tient ici à ce corps irradiant : on a beau savoir que sa lumière lui vient de derrière, de l’extérieur, du jour qui sourd de l’ouverture dans le mur, la sensation figure une logique tout autre que celle de ce savoir « positif » : le dynamisme endogène d’une source qui dif-fuse autour d’elle, dans toutes les directions, sans se limiter à l’étroitesse du pinceau lumineux que peuvent dessiner les sources ordinaires et fonctionnelles de lumière.

 

La sensation devient ainsi que le fidèle n’a pas ici à faire à un objet particulier (un objet dont la fonc-tionnalité propre délimiterait les attributs, comme peuvent le faire une lampe, un projecteur, un vi-trail, une ouverture) mais plutôt à une « chose » spécifique aux propriétés immanentes : là où l’objet ne sollicite qu’une compréhension de sa raison opératoire, la « chose » sollicite la compréhension de sa puissance intrinsèque, et la découverte du sens non fonctionnel qu’elle porte. Et tout de même que le Christ n’était pas immédiatement identifié par ceux qui pourtant connaissaient bien Jésus mais seu-lement reconnu à ses gestes (Emmaüs) ou à ses paroles (Marie-Madeleine…), tout de même ce que ce voile de pierre fait ici ne ressort pas immédiatement d’une fonctionnalité aisément perceptible et délimitable mais procède d’un accompagnement prolongé du regard apte à nourrir ce marbre d’un sens liturgique.

 

 

 

2 – Une femme du peuple

 

 

  

 

 

Une statue de femme, à taille normale, tranquillement assise, portant devant elle une couronne, comme prête à la transmettre à quelque interlocuteur, est installée au premier rang des sièges disposés dans la nef.

Femme simple, sans apprêt, aux traits rudes et au port digne : elle vient sans doute de quitter son travail manuel et s’est assise là en attendant la célébration.

 

On s’assoit à ses côtés, elle est notre sœur dans la foi. Elle ne nous fait pas face. Elle ne s’offre pas à notre regard. Elle ne nous surplombe pas. Moins encore elle ne trône. Elle est aux côtés de tout un chacun. Elle n’est que la première à avoir pris place dans l’assemblée des fidèles. Son propre regard est tourné comme le nôtre vers au-delà de l'autel et vers cette pierre lumineuse qui irradie l’horizon. La couronne qu’elle présente ne lui est pas destinée mais se dirige vers Celui qui va venir s’en saisir. Elle partage ainsi avec le fidèle l’orientation qui traverse la Croix vers le Corps glorieux que symbo-lise la tenture de marbre, ce foyer qui enveloppe l’église et profile l’Église comme Corps du Christ ressuscité.

 

Marie (plus probablement ici que Marie-Madeleine), femme générique (donc femme du peuple plu-tôt qu’aristocrate), heureusement dépourvue de la chevelure savamment ondoyante des vedettes saint-sulpiciennes, femme sans apprêts autre que sa présence attentive à ce qui l’entoure et à ce qui vient, femme obstinée à demeurer au centre de l’élan collectif qui vient traverser le lieu vers sa desti-nation pascale.

 

 

 

3 – Un autel à deux faces

 

 

 

 

Le vaste pierre noire configure l’autel, granit horizontal, perpendiculaire à la verticalité du marbre de lumière sur lequel il se détache, dessinant ainsi la croix par laquelle s’est ouvert l’accès à Pâques.

 

Le large rectangle de l’autel est lisse et brillant en sa face supérieure mais sa face tournée vers le sol est brute, inégale, semblant non ouvragée, comme si la pierre gardait ainsi trace de son extraction de la roche, comme si son épaisseur, irrégulière, témoignait de son arrachement à la gangue de pierre et rappelait que sa face régulière avait été gagnée par le labeur de la main polissant le roc.

 

La surface de granit, dont l’horizontalité est soulignée par les sept fins piliers d’acier brillant qui la soutiennent, est doublée sur le sol d’un mince bassin d’eau vive laissant place en un de ses côtés à une bande de terre venant s’y introduire en pente douce - la figuration du Jourdain et de la pente inclinée permettant de s’y baigner est ici transparente : c’est bien le baptême qui se trouve ainsi sou-tenir la pierre horizontale et sombre de la célébration et la faire se croiser avec la pierre verticale de lumière.

 

À nouveau, la symbolisation est ferme et précise : ses gestes touchent notre sensibilité (regards, dé-placements, assises…) et orientent notre pensée au-delà de la simple disposition physique.

 

 

 

4 – Un espace orienté et circulaire

 

 

 

 

Les sièges sont classiquement disposés transversalement vers l’autel mais, aux trois quarts de la nef, ils viennent cette fois se situer sur les côtés en sorte de dessiner une sorte de chœur devant l’autel, telles d’anciennes stalles de clercs : l’autel se voit ainsi intégré à l’assemblée, non plus comme fron-tière extérieure ou « avant-garde » extravertie et centrifuge mais comme parachèvement d’un cercle communautaire venant se disposer à cette ombre de lumière que dispense la pierre pascale.

 

Il faudrait dessiner les différentes lignes de force qui structurent l’espace ecclésial pour mesurer la composition des énergies qui viennent ainsi s’y enchevêtrer : cercles et droites, horizontalités et ver-ticalités, orientations centripètes et centrifuges, superpositions et croisements…

 

Le bâtiment ecclésial est à la fois l’écrin constitué et l’agent constituant du rassemblement : il ac-cueille tout en exerçant ses propres pressions-compressions sur l’assemblée ; contenant, il est tout autant ce contenu qui impose sa forme au collectif des fidèles qui s’y rassemble.

 

 

 

5 – Un filtre liminal

 

 

 

 

Une épreuve liminaire préside à l’introduction dans cet espace, épreuve qui vient filtrer le public en un goutte-à-goutte : une forêt de fins piliers de bois constitue en effet l’entrée à la chapelle si bien qu’accéder à la nef implique un trajet sinueux qui ne peut s’accomplir qu’un par un.

 

L’assemblée comme telle ne peut donc se constituer que dans la nef : elle n’est pas le simple transfert dans l’église du groupe extérieur qui s’est préalablement rassemblé sur le parvis ; elle est une compo-sition ad hoc, un assemblement qui fait partie intégrante de la célébration : le corps collectif des fi-dèles n’est pas l’amas des corps qui composent les groupes humains attendant d’entrer dans l’église ; c’est un corps constitué par la célébration elle-même et destiné par celle-ci à se transfigurer  en Corps ecclésial du Christ.

 

À ce titre, un cortège extérieurement préformé ne saurait entrer en majesté dans l’édifice, comme si une institution extérieure à l’espace proprement dit de la célébration pouvait fournir le squelette pré-alable du Corps glorieux que seule la célébration pascale fait advenir - Pâques n’est pas une com-plémentation, un ajout terminal à une longue histoire venant parfaire une construction, telle la cerise venant parachever une pièce montée : Pâques est bien plutôt une brèche, une conversion radicale, une ouverture constituante de temps nouveaux, l’espérance en un présent désormais radicalement bouleversé et non plus l’espoir en un futur meilleur et en un horizon enfin dégagé.

 

Pour symboliser cette conversion comme l’enjeu même de la célébration qui motive le rassemble-ment des fidèles, il faut donc ici une entrée individuelle, égrenée par l’introït d’une forêt où chacun doit sinuer, tracer son chemin, dessiner sa route en sorte d’accéder au lieu même où se constituera l’assemblée ecclésiale : pas de transfert donc, pas ici de transitivité entre extérieur profane et intérieur fidèle mais un sas, un lieu intermédiaire de conversion.

 

 

 

6 – Une énigme

 

 

 

 

Une curiosité au cœur même de cette forêt : une oreille, collée au seul pilier de pierre qui campe de tout son poids en cet assemblage de bois.

 

Énigme, me semble-t-il : est-ce ici la pierre qui nous écoute, et nous invite à venir y déposer nos propos ? Est-ce plutôt le symbole de notre oreille, celle qu’il nous faudrait tendre pour écouter les voix du lieu ? Bref, à qui cette oreille donne-t-elle accès et en vue de quelles voix ?

 

À l’évidence, cette oreille fait signe vers un autre usage du lieu : non plus l’espace de filtrage entre extérieur groupé et intérieur rassemblé mais le moment, hors célébration, des méditations, et sans doute des confessions…

 

 

7 – Un contraste entre deux chapelles

 

 

         

 

La grande chapelle du Petit séminaire (celle dont il vient d’être question) contraste avec la petite chapelle (Arbre de Vie) du Grand séminaire.

 

– Deux destinations : d’un côté une vaste assemblée orientée par la célébration de Pâques ; de l’autre un petit groupe centré sur la méditation collective.

– Deux formes spatiales : d’un côté une grande flèche ; de l’autre une petite ellipse.

– Deux dynamiques : d’un côté la superposition de plans, de l’autre, une spirale ascendante.

– Deux entrées : d’un côté une forêt égrenant le public en série de fidèles ; de l’autre un « purga-toire » où l’esprit se convertit par traversée du clair-obscur d’un vestibule.

– Deux emboîtements : d’un côté une vaste nef, étrécie par une seconde qui s’y suspend et s’y accroche pour mieux la soutenir de ses arcs-boutants ; de l’autre une petite conque en bois clair, arche de Noé reposant à l’intérieur d’un vaste parallélépipède de pierre sombre.

 

Contraste saisissant, autour d’une même orientation esthétique qui mise résolument sur le raffinement d’un dépouillement.

 

 

 

Texte: François NICOLAS

Photos: Guillaume Nicolas, Lisa Sigfridsson, Joaquim Félix

 

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1 François Nicolas est un compositeur français né le 17 juillet 1947. Il associe la composition à une réflexion générale sur la musique. Il est professeur associé à l'École normale supérieure (Paris) depuis 2003. François Nicolas étudie le piano, puis l'orgue avec Albert Alain à Saint-Germain-en-Laye. Après ses classes préparatoires au Lycée Louis-le-Grand (1964-1967), François Nicolas entre à l'École polytechnique (promotion 1967).

Il complète ensuite sa formation musicale (piano classique avec Carlos Roqué Alsina ; jazz et improvisation avec François Tusques, Bobby Few et Alan Silva ; écriture - harmonie, contrepoint et fugue - avec Michel Philippot) avant de se tourner définitivement vers la composition musicale.

Auditeur de la classe de composition musicale de Michel Philippot au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (rue de Madrid), François Nicolas complètera sa formation en suivant les cours d'été de Mauricio Kagel (Acanthes, 1981), de Brian Ferneyhough (Darmstadt, 1982 et 1984) et Luciano Berio (Acanthes, 1983).

Assistant de Jean-Paul Rieunier (professeur-animateur responsable de la musique contemporaine), il suivra ensuite la formation en informatique musicale dispensée à l'IRCAM pour les compositeurs avant d'intégrer, comme compositeur, l'équipe « Modèles physiques » responsable du logiciel Mosaïc (devenu Modalys) en 1990.

Cofondateur de la revue Entretemps, il codirige les « Samedis d'Entretemps » (Ircam) depuis 1997 et le séminaire « Mamuphi » (mathématiques-musique-philosophie (Ens-Ircam) depuis 2000. Ses œuvres musicales sont éditées chez Jobert.